No Man's Factory
Photographies d’Elisabeth Czihak à la Galerie Jeune Création, 24 rue Berthes 75018 Paris du 9 septembre au 8 octobre 2011.
Nul bruit sinon l’écho d’un battement persistant, et presque adouci: le vent feule par un carreau brisé puis empoigne les barricades de sécurité comme le ferait un gymnaste. L’humidité est ici une froidure, un rideau de fraîcheur sous lequel on se drape les belles après-midi d’été. De temps en temps, on se retourne, en croyant avoir entendu un bruit. Mais non, c’était juste une idée. On s’assure, on se rassure. Reste toutefois cette odeur qui insiste, qui persiste, métallique et caoutchouteuse, comme un dépôt de poussières froides, sur laquelle plane, plus intense et plus vague, celle du vide des grands volumes de l’usine, comme s’il en allait de deux liquides de densité différentes l’émulsion provoquée par le chahut de nos pas. Nous avançons de salle en salle avec des précautions et des pudeurs d’église.
Cela aurait pu être juste une question de relâche, la fermeture annuelle des congés d’été, la pause du midi ou la célébration d’un départ à la retraite à l’autre bout de l’usine. Cela n’aurait dû être qu’un désert latent, temporaire, et simplement immédiat. Mais à regarder plus attentivement certaines photographies, on surprend des indices d’une vacance moins sommaire.Là, une affiche pendouille dans un coin, et l’extincteur est posé à même le sol contrairement à ce qu’exigent les règles élémentaires de sécurité. Plus loin, les rideaux semblent noués sur le côté comme ceux d’un Guignol, mais le plâtre du plafond s’écaille et retombe en pluie d’or sur le linoleum. Nul empreinte des pas de Sémélé dans la poussière: les prises électriques fichées dans le mur nous fixent avec leurs deux yeux ronds, hallucinés et stupides. Dans les étages, on a récupéré le grand pot en plastique bleu, laissant le palmier dans sa motte planté là au milieu de la pièce: ses palmes jaunies flottent dans l’air comme le squelette fossilisé d’un poisson chat.
Dans les années 1990, les photographies de Jocelyne Faroche s’attachaient à mettre en évidence une esthétique de crise post-industrielle. Les usines étaient souvent présentées comme des territoires en friche, herbes folles, monuments ravagés et carcasses rongées par la rouille. Elles évoquaient à leur manière le paysage des ruines des peintres classiques et romantiques. Les petits-fils des anciens ouvriers investissaient à l’occasion d’une rave ces temples délabrés, pour rendre leur culte à Dionysos. A Détroit, les murs étaient couverts de tags, les sols jonchés d’immondices. Une faune interlope de junkies et de rappers hantaient ces symboles de la crise, un peu comme si désormais il appartenait aux victimes et non aux criminels de revenir sur les lieux du crime.
Les photographies d’Elisabeth Czihak se situent après la révolution post-industrielle, quand les usines ferment désormais mais sans fermer vraiment. Telle est en effet la magie de la délocalisation: donner l’impression d’un transvasement alors que dans la réalité il s’agit bel et bien d’un abandon. La photographe plasticienne autrichienne Elisabeth Czihak rend compte de cette dialectique. Les usines qu’elle nous présente semblent avoir été délibérément vidées: tout ce qui pouvait être récupéré – y compris le pot de fleur – a été transféré dans la nouvelle unité de production, le double vivant de celle laissée ici en plan, en négatif. Il ne s’agit pas a proprement d’un désert ni d’une friche, mais plutôt d’une réalité suspendue, énervée et dont l’empreinte photographique révèle le suspense. Car si les locaux semblent désertées il ne sont pas non plus totalement à l’abandon peut-être parce que nous nous situions au tout début d’un lent processus de détérioration ou de momification. Les images d’Elisabeth Czihak semblent être prises juste avant que l’on referme les portes du tombeau derrière soi, et non comme si on y pénétrait plusieurs années après.
L’espace dont elle rend compte est étrangement serein, terriblement propret. Le vide occupe désormais l’espace, un peu comme si on avait injecté une sorte d’ambre invisible pour l’y confondre. La lumière est belle, très claire sans être jamais froide, et d’une certaine manière clairvoyante peut-être pour transfigurer les états des âmes sans état d’âmes à travers un état des lieux. Et son constat est terrible: pas de colère ni de défaitisme, les photographies suggèrent plutôt une sorte de fatalisme, de soumission sournoise à l’ordo rerum du nouveau monde globalisé mondialisé. Et d’ailleurs, si nous sommes bien ici, nous pourrions tout aussi bien nous situer là-bas, une fois que la nouvelle usine aura à nouveau migré vers un nouveau paradis plus compétitif.
De temps en temps, pour adjurer cette conjuration du vide et stimuler des bouffées de présences, l’artiste investie les lieux en dessinant sur les murs des lignes répétitives, abstraites qui s’aimantent. Il ne s’agit ni d’exprimer sa colère ni d’imposer sa signature à la manière d’un tag. Elisabeth Czihak ne détériore pas l’espace, elle l’accompagne en le signalant. Tantôt ces boules de traits se recroquevillent sur elles-mêmes traçant la carte d’une cosmogonie de pyrites animales, tantôt elles laissent vaquer leurs aigrettes dans un vent d’apprêt, de ciment et de peinture blanche.
Sylvain Desmille, 2011